samedi 30 mai 2009

L'abri

Il était une fois une immense maison verte qu’on avait baptisée l’abri. Un homme y demeurait avec sa famille, jadis, mais il a dû partir pour se battre dans un lointain pays, pendant que des soldats étrangers envahissaient son logis.

Sa femme, qui languit encore aujourd’hui, enfermée dans l’Abri vert, et ses trois garçons, dont le plus jeune, à 7 ans, n’a jamais franchi les murs de la maison, terrés dans la noirceur relative de cet abri vieillot, sont tous enchaînés à elle, la maison, leur demeure, leur prison, leur abri. Car de là-bas, le père n’est jamais revenu, englouti, et ici la guerre a rendu la terre et le ciel si noirs que l’abri en vomit encore. La paix est devenue plaie. Le passé s’est figé dans un présent si lourd, que plus rien ne bouge.

Les soldats ont laissé en souvenir tout leur blé et des conserves, dont ils avaient rempli le grenier, si haut qu’on n’en voyait plus la lucarne, seule ouverture vers la lumière naturelle, dans cette maison aux fenêtres ligotées par des bandages de bois pleins de clous et de noeuds. Petit à petit, les réserves nourrissant la famille s’épuisaient; alors, plus la lumière entrait dans le grenier, plus la famine menaçait, semblait-il! Heureusement qu’il leur restait quelques volailles, dont les oeufs les nourrissaient chaque jour. Ils étaient cloitrés sans retour, et le plus jeune, lui, rêvait d’en sortir. Le soir, il allait s’installer auprès de la lucarne, seule fenêtre de l’abri. Il regardait, le coeur baigné de lune et rempli de rêves confus mais tenaces d’un au-delà vivant, d’un au-delà vivace, derrière la peur, exorcisant la mort; sans relâche, il faisait en esprit ce geste de sauter par-delà le hublot sur le toit brumeux, déjà rempli de la fraîcheur et de la bruine du soir, regaillardi par cette pensée d’une poussée de liberté si vive, qu’il franchira le pas, soulèvera le loquet… Ce monde se colorait dès maintenant dans ses rêves; mais comment y penser vraiment à ce monde inconnu qui entoure l’abri!

Le petit gars s’appelait Noé comme son grand-père! No-Way n’en sortait jamais, de la forteresse, emplie de bien des pièces, dont l’une, en secret, recueillait le bambin. Noé savait que le monstre grouillant dans la maison y avait une entrée, aussi sortie sans doute, car ici gisait le coeur du monstre, celui de la maison qui lui servait de corps. Le coeur était vibrant de mille symphonies et de parfums subtils. Noé pouvait jouer sur son clavier, ressentir la gamme des sentiments; Noé les connaissait par coeur, les refrains aériens du coeur de l’Abri.
No Way venait s’asseoir ici pour attendre près du coeur et jouait sur ses fibres les plus basses, les fibres d’une vibration très lente et intense. Son réel intérêt était d’être un jour dans l’âme du monstre, malgré sa peur. Il l’appelait sans cesse, sa voix se faisant plus profonde; le mugissement de la maison faisait trembler les murs, comme les bombes. No-Way semait la terreur. Il voulait sortir, sortir, sortir! La maison et sa mère le retenaient encore, mais son esprit suivait le chemin d’avance, la route qui mène où, de quoi est-elle faite, quelles odeurs s’en dégagent? Il en pleurait parfois, le coeur du monstre palpitait sous ses doigts qui cherchaient la clé, en palpant sans se lasser les fibres chaleureuses, irisées; No-Way cherche à connaître le Monstre. Il est le seul attiré par la vie intime et palpitante de la maison-monstre.

Un jour, le monstre vînt, la maison mugissait de toutes les fibres de sa carcasse. Ce jour-là, No-Way ne l’oubliera jamais! Le coeur, toujours plus près de lui, l’a soudain englouti dans son sein humide et surchauffé, et l’a ainsi massé et pétri; il en est ressorti… étourdi, mais heureux. Il se sentait enfin vivant, libéré de l’angoisse des années passées, car il avait guéri le coeur ardent du monstre de la maison… qui battait maintenant au rythme d’un instinct profond, au diapason des fibres du coeur de la terre. Le petit gars, en quelques instants, fut sur le toit, respirant à pleins poumons et à pleine âme l’air bienfaisant de la nuit, qui, doucement, s’estompait; une aube timide pointait là-bas, dans les champs, dans les blés frémissants.

Un oiseau devança l’éveil, il éclata derrière Noé, les plumes gonflées, dans la rosée, sueur divine; le coq de la maison s’éveille à cet appel profond, l’instinct de sa race, l’instinct de chanter le nouveau jour à plein gosier! Et Noé, dans le silence de la nuit qui s’éclaire, trouve le chemin de sortie. Le hublot franchi, rien ne peut plus l’empêcher de descendre sur cette terre, y poser ses deux pieds, pour respirer les champs, entendre les oiseaux, se rouler dans la terre, voir la vie enfin. Avant de s’engager au-delà, il regarda le soleil rouge à l’horizon, et ressentit dans le silence profond, une bouffée de tranquille allégresse, désormais à l’abri de la nuit, de la mort.

Michelle
25 février 1984

P.S. J’ai composé ce texte quand j’étais animatrice d’un atelier d’écriture. J’avais donné comme thème de composer un texte qui commence par les mots : Il était une fois…. On devait l’écrire chacun chez soi et l’apporter au prochain atelier. Pas longtemps avant, j’avais un jour entendu le nom : « Noémie » mentalement. Quand ça m’arrive d’entendre spontanément un nom qui ne fait référence à aucune personne que je connais, je le décompose pour voir ce que ça donne, et là j’ai pensé : « No way me », moi qui n’ai pas de chemin ou de façon d’être… puis dans un deuxième temps, j’ai pensé : « Know way me », moi qui connais mon chemin. Le chemin se trace à mesure, d’abord on ne sait pas où aller…et puis on franchit une étape… et voilà que ce chemin se dessine plus clairement, se définit, et on sait enfin où on s’en va.

2 commentaires:

  1. Très beau texte...et très belle fin...
    Merci de nous le partager !
    Je comprends que le prénom Noé te rappelle des souvenirs...

    Amitiés.

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  2. Texte mystérieux que tu éclaires bien. Tu as une très belle plume ! Bravo !
    ♥ paumier.

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